Les Nouveaux Cahiers de Doléance (NCD)

Projet de Recherche Collective

Les Nouveaux Cahiers de Doléances (NCD) est un projet à l'initiative de Bruno Latour, porté par La Fabrique de Terriens et SOC. Il constitue en quelque sorte la mise en action, créative et collective, de son dernier ouvrage, Où atterrir.

Nous utilisons le parallèle avec l’épisode des Cahiers de Doléance de 1789 rédigés par tous les états et communes de France à la demande du roi Louis XVI dépassé par les évènements et voulant éviter la ruine du royaume.

 

L’épisode des Cahiers a permis aux habitants qui participaient à leur rédaction de se transformer en citoyens par le seul fait de pouvoir décrire sur quels sols ils posaient leurs pieds.

 


NCD - Procédure, organisation, financement

Hypothèse de travail

Les formes actuelles de concertation se sont épuisées. Le doute s’est installé sur toutes les procédures de représentation. Beaucoup de responsables avouent qu’ils ou elles « ne savent plus comment écouter les habitants ». Quant aux citoyens ils passent du cynisme à la résignation en se plaignant de n’être plus écoutés.

 

Nous faisons le diagnostic que l’épuisement des capacités d’expression et d’écoute politiques provient de l’absence d’une procédure préalable qui permettrait aux habitants de discerner quel est le territoire sur lequel ils habitent. Par territoire ou « terrain de vie » nous entendons:

 

1°) ce qui permet de subsister ;

2°) ce que l’on peut se représenter ;

3°) ce que l’on est prêt à défendre.

 

L’hypothèse de travail est donc très simple : si vous pouvez décrire le territoire que vous habitez, vous pouvez définir des intérêts et donc dessiner des lignes de conflits et vous mettre en quête d’alliances. Une expression politique devient à nouveau possible. La question de la représentation se pose à nouveau. On peut entendre ce que demandent les habitants et ceux-ci peuvent avoir le sentiment, à nouveau, d’être compris par leurs représentants à l’écoute de ce qu’ils demandent.

 

La crise actuelle de la représentation, à l’inverse, s’explique, à notre sens, par le fait que plus personne ne peut exprimer quels sont les intérêts qu’il ou elle doit défendre, faute, justement, de pouvoir décrire, un peu précisément, le territoire dont il ou elle tire sa subsistance, ses conditions de vie. Les raisons de cette abstraction des positions politiques sont nombreuses :

 

- la disparition ou l’émiettement des partis politiques qui fait qu’il n’y a plus d’offre d’expression publique ;

- la mondialisation qui a rendu très difficile à comprendre les liens qui permettent aux gens de subsister ;

- la violence des relations de pouvoir ;

- enfin, l’étendue des crises écologiques qui obligent à prendre en compte de nouveaux intervenants dans la définition même des conflits liés au sol.

 

Pour nous faire comprendre nous utilisons le parallèle avec l’épisode des Cahiers de Doléance de 1789 rédigés par tous les états et communes de France en quelques mois à la demande du roi Louis XVI dépassé par les évènements et voulant éviter la ruine du royaume en situation de disette et de banqueroute. L’intérêt de ces cahiers c’est de voir comment des habitants deviennent capables :

 

- de décrire leurs conditions de vie dans le plus grand détail ;

- de repérer les injustices qui marquent ces conditions de vie ;

- et de formuler des doléances pour redresser ces injustices.

 

L’épisode des Cahiers, même indépendamment des épisodes révolutionnaires qui ont suivi, a permis aux habitants qui participaient à leur rédaction de se transformer en citoyens par le seul fait de pouvoir décrire sur quels sols ils posaient leurs pieds, dans quelles conditions de vie ils se trouvaient et quels étaient les adversaires qu’ils devaient combattre et les alliés sur lesquels ils pouvaient s’appuyer. Nous retirons de ce parallèle le principe de décrire un territoire et ses injustices avec les mêmes outils.

 

Aujourd’hui, il est infiniment plus difficile, à cause de la complexité des relations économiques et de la dispersion des tâches exigées par la globalisation, de faire coïncider les trois sens du territoire :

 

- territoire au sens de l’ensemble des conditions qui assure la subsistance d’une communauté quelconque – sens éthologique, écologique et économique ;

- territoire au sens de ce qui est vécu, ressenti et représenté par les sujets et dans lequel ils se sentent à l’aise – sens anthropologique ;

- territoire au sens du découpage administratif effectué par une autorité quelconque – sens géographique et légal.

 

Mais c’est justement parce que l’opération est devenue très difficile que les capacités d’expression politique ont été épuisées. Pour avoir une capacité d’expression politique, encore faut-il se ressentir à l’intérieur un monde concret dont on voit qu’il peut être décrit de façon réaliste et modifié par une action dirigée vers un but. C’est donc sur l’étape préalable à l’articulation d’une position politique quelconque qu’il faut se pencher en priorité.

 

Mais l’urgence du retour à la description concrète des terrains de vie, tient évidemment à ce qu’on nomme très mal comme une crise écologique. C’est bel et bien une crise des conditions de subsistance des habitants – et pas simplement dans des pays éloignés. En un sens tous les habitants se posent des questions qui ne sont pas si loin des crises de subsistance du passé. Ce que l’on mettait encore il y a peu dans « la nature extérieure à la société » est devenue ce qui compose le sol et assure la durabilité de nos conditions de vie. D’où la nécessité d’une reprise de la description des territoires.

 

Pour toutes ces raisons nous mettons au point depuis deux ans une procédure dite Nouveaux Cahiers de Doléance (NCD) qui cherche à explorer cette hypothèse de travail.

 

Il est important de comprendre que la procédure mise au point:

 

- ne vise pas à réaliser une étude par des experts sur une situation permettant à d’autres personnes éloignées de recevoir des données statistiques ou qualitatives leur permettant de décider mieux ;

– nous n’intervenons pas comme experts pour des autorités, mais comme porte-plumes ou écrivain public de l’écriture des Cahiers par ceux qui ont un intérêt direct à retrouver leur appui sur un territoire qu’ils redeviennent capables de décrire ;

- cela veut dire aussi que nous n’intervenons pas dans une situation de « concertation » pour choisir entre des plans ou des projets déjà prévus par d’autres ; la procédure vise à explorer des situations totalement ouvertes pour engendrer des doléances qui n’ont aucune raison de coïncider miraculeusement avec les projets des décideurs ; c’est même la seule condition pour recréer le lien entre représentants et représentés ;

- pour éviter tout lien avec les procédures classiques de concertation ou de débat public, il est crucial d’associer la procédure NCD à une situation d’exploration, de recherche collective permettant d’ouvrir à l’auto-description ; cette ouverture pose évidemment un problème de financement et d’accréditation « pour qui travaillez-vous, qui vous finance et qui bénéficie des résultats ? » ;

- il est clair que le travail d’auto-description demande une médiation importante -présentation du problème sous forme d’exposé ou de conférence, mise à la disposition de questionnaires, aide à la rédaction et à la discussion des questionnaires, outils de cartographies ou de formes diverses de représentation ; nous bénéficions d’une longue expérience d’une procédure conjointe développée depuis 25 ans sous le nom de « cartographie de controverses » dans le cadre du projet FORCCAST;

- afin de s’assurer de cette distance d’avec les procédures classiques, le retour d’expérience doit se faire sous la forme d’une invention de format et de forme qui fasse usage des compétences acquises en design, art, performance, cartographie ou tout média idoine par les participants et les intervenants « porte-plume » ; c’est ce que nous appelons recourir aux arts politiques ensemble de pratiques développées depuis une quinzaine d’année dans le cadre du programme SPEAP ;

- il n’est évidemment pas question de se substituer aux actions politiques qui peuvent émerger de l’écriture des NCDs.

 

Où en sommes-nous ?

Pour le moment, nous avons multiplié les occasions de tester la procédure dans des situations de conférence ou d’atelier.

 

Situation de conférence : explication pendant 45minutes des hypothèses de travail et de la situation politique actuelle ; puis une heure pendant laquelle on demande au public de remplir l’un des questionnaires en cours de test et d’expliquer publiquement les raisons de telle ou telle réponse ; l’opération consistant à comprendre, grâce à la diversité des réponses, la difficulté de l’exercice et l’épreuve que cela représente de réaliser à quel point nous sommes sous, intervenants et participants, privés des capacités d’articuler une position politique faute de savoir comment répondre.

 

Le bilan est donc en quelque sorte thérapeutique en ce sens qu’il fait réaliser une absence de description. Mais la situation de conférence ne permet que d’amorcer le processus. Il faudrait pouvoir recommencer avec le même public plus tard, l’opération qui permettrait d’arriver à la doléance. Jusqu’ici ce n’est pas le cas.

 

Le point positif, c’est que tous les participants dans les cas Melle, Montpellier, Limoges, Dompierre sur Besbre, Avignon, Aloxe, réagissent bien au parallèle avec l’épisode historique des cahiers de doléance et comprennent l’exercice infiniment mieux qu’une conférence habituelle sans exercice.

 

Situation d’atelier : petit groupe ayant déjà une forme d’affiliation – association, NGO, village, hameau – où il est possible de poursuivre pendant près de trois heures l’opération de description sans avoir à faire l’introduction générale. Deux expériences décodées en détail seulement. Esquisse possible à la fin d’un cahier de doléance.

 

Ce que nous voulons faire

Nous avons maintenant constitué un petit groupe d’intervenants capables d’assembler les différentes compétences nécessaires à cet exercice : conférencier, architecte et cartographe, spécialiste des cartographies de controverses, experts en arts politiques. Ce groupe est maintenant en mesure de répondre à la demande importante créée par ce thème, maintenant bien connue, des cahiers de doléance.

Bruno Latour